Philippe Aghion est aujourd’hui professeur titulaire d’économie à Harvard et nous parle de son parcours académique aux USA et de sa vision sur l’économie européenne en tant qu’économiste aux Etats-Unis.
Quel a été brièvement votre parcours ?
J’ai fait l’école normale de Cachan et un doctorat en 3ème cycle puis un PhD à Harvard.
Comment avez-vous débuté votre carrière professionnelle aux Etats-Unis ?
Quand on termine son doctorat aux Etats-Unis, on entre sur un vrai “job market” avec un processus de sélection qui commence par l’envoi de dossiers courant octobre, des propositions d’interviews mi-novembre, ensuite des “fly-overs” où on est invité pour une journée pour donner des séminaires. Ce processus se termine vers la fin janvier-début février. Beaucoup de coups de fil sont passés entre professeurs appartenant à différentes universités pour communiquer et échanger les informations sur les candidats. Un jeune doctorant découvre ainsi toute la profession économique en l’espace de trois mois à peine: en particulier il rencontre tous les économistes qu’il ne connaissait auparavant que par leurs noms dans les livres… !
A l’issue de ce processus, j’ai été pris comme “assistant professor” au MIT à Boston.
Vous avez ensuite effectué des aller-retour en Europe ?
Au bout de 2 ans au MIT, je suis retourné en Europe. D’abord en France où j’ai été recruté au CNRS, puis en Angleterre où j’ai travaillé à la BERD*, puis enseigné à Oxford et enfin à la University College de Londres. Mais je suis retourné aux Etats-Unis en 1998 lorsque Harvard m’a approché pour un poste de professeur titulaire.
* Banque européenne pour la reconstruction et le développement
Quel bilan tirez-vous sur ces institutions d’enseignement en Europe et aux Etats-Unis?
Dans les départements de recherche américains, on trouve tout sans avoir à se déplacer: les moyens nécessaires pour faire de la recherche dans les meilleures conditions, de fantastiques collègues et étudiants, des séminaires sur tous les sujets. Ceci permet un véritable foisonnement d’idées. A Paris, les centres de recherche en économie sont longtemps demeurés éparpillés. Tout récemment plusieurs laboratoires CNRS se sont regroupés dans les locaux de l’Ecole Normale Supérieure, boulevard Jourdan, à Paris. Ceci répresente un véritable progrès. Les gens maintenant se parlent et ils se coordonnent pour l’organisation des séminaires, l’embauche de nouveaux chercheurs, et la gestion des programmes doctoraux. Les salaires en revanche n’ont pas évolué.
Vous êtes maintenant professeur à Harvard, à quoi ressemble une journée ?
Une journée à Harvard est à la fois très excitante car pleine de surprises, et éprouvante car il y a tant de choses à faire : les préparations de cours et les cours proprement dits, les séminaires et les “lunch” pour les étudiants thésards, les directions de thèses, les multiples comités (pour recruter de nouveaux profs, pour sélectionner les nouvelles cohortes d’étudiants “graduate”, pour décider de la titularisation ou non-titularisation des assistant-professors, etc..), et il y a la recherche sur pleins de projets menés en parallèle avec différents co-auteurs à Cambridge ou ailleurs.
En quoi, les Etats-Unis vous ont aidé pour votre métier ?
Dans mon domaine qui est l’économie, l’interaction joue un rôle primordial. Cela est sans doute moins vrai dans d’autres disciplines comme les mathématiques. Dès mon arrivée à Harvard, j’ai pu commencer à me constituer un formidable réseau de co-auteurs avec qui je collabore en permanence. En économie, il faut toujours garder une grande ouverture d’esprit, d’où l’importance de l’enseignement pour la recherche. Les étudiants vous forcent à vous remettre en cause et à vous renouveler en permanence. Les départements américains sont pour cela parfaitement adaptés.
Qu’appréciez-vous chez les Américains ?
Ils sont très directs, simples, sans hiérarchie. Les plus vieux acceptent de se soumettre au jugement et à la critique des plus jeunes. J’ai ainsi vu des Prix Nobels appelés à revoir leur copie apres un séminaire où des étudiants ou collègues plus juniors leur faisaient clairement comprendre que leur papier n’était pas bon…
Ce sont des gens qui travaillent très dur, et tout le contraire des intellectuels de salons. L’objectif premier est celui de l’excellence. Ce qui me plaît beaucoup aussi, c’est cette conception tout à fait “humboldtienne” de l’enseignement supérieur, avec cet enchevêtrement total entre enseignement et recherche, et cette notion forte d’intellectuel collectif. On écoute constamment ce que font les autres.
Qu’aimez-vous moins ?
C’est un monde dur. Surtout pour ceux qui sont pauvres ou disposent d’un faible niveau de capital humain, la vie aux Etats-Unis est très difficile ; en particulier, l’Etat n’est pas là pour les aider lorsque surgit un grave problème de santé. Cette absence de soutien de l’Etat met les gens sous un grand stress. Les Canadiens ou les Européens ont un modèle social plus équilibré à mon goût. Ce que je souhaiterais également, c’est une politique extérieure moins unilatérale et plus respectueuse des conventions internationales.
Gardez-vous un lien avec la France ?
J’ai beaucoup d’étudiants, notamment des normaliens, qui viennent passer au moins une année à Harvard dans notre département. Par ailleurs, j’entretiens une collaboration étroite avec des économistes à Paris et à Toulouse. L’an dernier, avec Elie Cohen j’ai produit un rapport pour le Conseil d’Analyse Economique, intitulé “Education et Croissance” qui a contribué à animer le débat sur la réforme de l’enseignement supérieur et de la recherche. Avec Elie Cohen et Jean Pisani-Ferry, nous travaillons à un nouveau rapport sur comment relancer la croissance en Europe. C’est très important pour moi de garder ce lien avec la France et l’Europe.
*rapport publié en janvier 2004 par La Documentation Francaise, et présenté à Jean-Pierre Raffarin et à Luc Ferry en Juillet 2003
En tant qu’économiste, quelles mesures préconisez-vous pour améliorer l’économie européenne ?
On constate un décrochage de l’Europe par rapport aux USA, à l’Asie du Sud-Est et à la Chine en matière de croissance de la productivité. Il faut réagir et la voie est celle de l’innovation et de la connaissance. Il faut rendre opérationnelle la déclaration de Lisbonne.* Il faut moderniser les systèmes financiers pour l’entrée de nouvelles entreprises, rendre le marché du travail plus flexible mais sans remettre en cause le modèle social européen, investir massivement dans l’enseignement supérieur et la recherche-développement. Mais tout cela nécessite un accompagnement macro-économique. En particulier, il faut assouplir le pacte de stabilité (de façon à autoriser des politiques budgétaires plus contra-cycliques), et il nous faut une banque européenne qui réagit plus vite aux variations du taux d’inflation et du taux de change par rapport au dollar. On ne peut pas exiger que les déficits publics soient maintenus en dessous de 3% du PIB en toutes circonstances et en même temps prétendre pouvoir augmenter les financements de la recherche, de l’enseignement et des grands travaux dans les secteurs clés. Dans l’éducation supérieure, si l’on veut rattrapper le retard par rapport aux Etats-Unis, il faut mettre plus d’argent de façon à pouvoir transformer le système. Il n’est pas de reforme durable et solide qui puisse être basée sur le maintien de budgets de misère.
* Déclaration du Conseil Européen à Lisbonne en mars 2000 vers une Europe de l’innovation et de la connaissance
Quels conseils donneriez-vous aux étudiants français qui s’installent aux Etats-Unis ?
Il est bon d’être recommandé par de bons professeurs dans son pays d’origine (par exemple, à Harvard, on valorise une bonne recommendation et un bon dossier émanant de grandes écoles ou de magistères). Il faut accepter de travailler dur, avoir l’esprit ouvert et en même temps critique. Une fois aux Etats-Unis, il faut savoir profiter du fantastique brassage d’idées et de nationalités. Il ne faut pas pour autant snober la France et l’Europe. Je dois beaucoup à la France : mes parents n’ont jamais dépensé un centime pour mes études, et j’ai tellement appris. En outre, un jour, on finit par vouloir retourner dans sa terre d’origine…