Christian LeGuern est professeur d’immunologie à l’université Pierre et Marie Curie à Paris, professeur associé à la Medical School de Harvard et directeur du laboratoire de biologie moléculaire. Il nous donne son témoignage sur le parcours d’un chercheur français aux Etats-Unis et sa vision du devenir de la recherche alors que les chercheurs français manifestent leur colère contre le manque de moyens.
Quel a été votre parcours ?
Mon parcours est simple. J’ai fait mes études scientifiques à l’université Paris XI, Orsay. J’ai ensuite rejoint l’Institut Pasteur où j’ai eu la chance de travailler dans le laboratoire de Jacques Oudin, l’un des pères de l’immunologie moderne. J’ai tout appris en science de ce scientifique d’exception. J’y suis arrivé en 1970 pour faire 2 DEA : un en virologie, un autre en immunologie. A l’époque, l’Institut était un foisonnement de personnalités et représentait l’une des dernières écoles scientifiques de pensée, l’école de biologie moléculaire avec toutes ses ramifications. Je ne le savais pas quand je suis arrivé, je m’en suis aperçu quand j’ai changé d’environnement.
Que vous a apporté cette expérience ?
Les gens que j’ai côtoyés à l’Institut m’ont transmis leur expérience, une façon de penser, une logique, le raisonnement. C’est la base de tout en recherche, j’ai été vraiment chanceux d’être confronté à tout cela. J’ai réussi à grimper les échelons rapidement pour devenir à l’époque, l’un des plus jeunes professeurs d’université de France.
Qu’est-ce qui vous a amené aux Etats-Unis ?
J’ai d’abord fait un séjour au National Institutes of Health (NIH) comme expert scientifique en 1984. Durant cette période, j’ai commencé à étudier la fonction d’un groupe de gènes qui commande la réponse immunitaire dans des modèles animaux de souris et lapin. Cependant, le développement de mes recherches a nécessité l’adoption d’un nouveau modèle chez les gros animaux qui pourrait reproduire les conditions proches de celles observées chez l’homme. De retour en France en 1986, j’ai, en vain, tenté de trouver les soutiens financiers afin d’établir localement des modèles de gros animaux. Il m’est apparu très vite qu’il était plus facile de partir aux Etats-Unis pour faire ce genre de recherches que de faire venir et maintenir en France une colonie particulière de porcs pour nos travaux. J’ai alors accepté en 1988 de rejoindre un groupe américain travaillant sur des modèles de porcs et singes. Ceci me permettait de réaliser mon projet: étudier la fonction des gènes de l’immunité avec application clinique.
En étant professeur à Harvard, vous ne pouvez pas exercer comme consultant pour une entreprise privée, pourquoi ?
Votre question se réfère à ce que l’on appelle ici le « conflict of interest ». En tant que professeur d’université (pas seulement Harvard), il n’est pas autorisé d’avoir une participation financière dans une entreprise privée. Cette entreprise pourrait, en effet, « orienter » nos recherches à ses propres fins, mettant l’université dont vous dépendez dans une situation de conflit d’intérêt vis-à-vis de l’entreprise. En revanche, il est autorisé d’être consultant à titre gratuit ou moyennant une rémunération plafonnée.
On ne peut pas trouver facilement les CVs des professeurs de Harvard, pourquoi ?
Il s’agit d’une mesure de protection qui se comprend aisément. Le site internet officiel de l’université ne propose pas les CV des membres de son staff. Cependant, à titre personnel, vous pouvez développer, comme certains l’on fait, votre propre site et y mettre ce que vous souhaitez, y compris votre CV. Personnellement, je pense que l’une des raisons de cette discrétion, c’est de ne pas donner matériel pour d’éventuels solliciteurs venant du secteur prive.
Quels ont été les résultats de vos recherches ?
Trente années de travail pour arriver, très récemment, à entrevoir une réponse à notre question de base : de quelle façon ces gènes contrôlent-ils la réponse immunitaire en général ? Pour simplifier un peu : on sait depuis quelques années que tout individu sain est en fait une bombe à retardement sur le plan immunitaire puisqu’il a la capacité de reconnaître ses propres structures (molécules et tissus) et de s’autodétruire si cette propriété est « activée ». La fonction des gènes qui nous occupent est de fournir un « switch » moléculaire qui empêche l’activation de l’autodestruction. Ce switch a également d’autres fonctions puisqu’il est impliqué dans le contrôle des réponses immunitaires contre de nombreuses pathologies et tumeurs. Cette « découverte » est très encourageante. Nous sommes confiants dans les possibilités immédiates d’application sur le plan clinique.
Qu’est-ce qui vous a surpris à votre arrivée aux Etats-Unis ?
Pour le quotidien : tout est grand et facile. Au plan personnel : même si c’est toujours difficile et dangereux de généraliser, je dirais l’extraordinaire capacité d’adaptation des Américains aux changements brutaux d’environnement ou de carrière. Ils n’ont pas peur de changer de boulot, d’environnement. Ici perdre son travail, ce n’est pas un problème en soi. Contrairement à ce que j’ai pu voir en France, on ne traîne pas ça comme un boulet. Les Américains sont aussi très pragmatiques. Cela se manifeste dans tous les aspects de la vie active jusque dans le langage.
Comme anecdote, j’ai découvert que le vocabulaire anglais est très riche et de nombreux qualificatifs sont symptomatiques de traits de caractère particuliers aux Américains. Par exemple, le verbe « to procrastinate » : remettre au lendemain, n’a pas de verbe équivalent en français. Il est vraisemblable que le Français ou l’Americain n’aime, ni l’un ni l’autre, être pris sur le fait de remettre au lendemain les choses, mais les Américains en parlent directement avec un verbe : un signe discret, mais réel, du pragmatisme et de l’esprit pratique made in USA.
Au plan professionnel : l’extrême mobilité du système et son efficacité. Tout va très vite. Il s’agit avant tout d’un état d’esprit : Si vous dites que vous allez contacter quelqu’un, vous le faites dans les minutes qui suivent. Quand vous envoyez un email, vous vous étonnez de ne pas recevoir de réponse le jour même.
Un exemple concret : on a fait récemment une demande de crédit de recherche. A une semaine de la date limite de dépôt des dossiers, j’étais encore en discussion avec les partenaires du projet sur l’éventuelle participation d’un autre laboratoire à cette recherche de groupe. Le matin, au téléphone, nous décidons d’associer un nouveau laboratoire au projet, le soir même je recevais par Fedex d’Atlanta une lettre de confirmation du chef du laboratoire choisi. Dans le même ordre d’idées, il est fréquent d’entendre les lamentations des post-docs français rentrés au pays, à propos de la lenteur de nombreux échanges dans le tissu professionnel français: on s’habitue vite au luxe.
Quelle est votre opinion sur la situation actuelle des chercheurs français avec, entre autres, la démission de plus de 2000 chercheurs français ?
On voit aujourd’hui ce qui couve depuis de longues années. Je suis parti pour ces raisons : comme je l’ai dit plus tôt, je n’avais pas trouvé, en France, les moyens financiers nécessaires au développement de mes recherches. Il va falloir avoir le courage politique d’aborder le problème de fond de la recherche française qui est dans un état de délabrement très inquiétant.
Le système actuel, qui n’est plus fonctionnel, est essentiellement basé sur une mentalité d’assistés et n’a pas de mesure d’évaluation permettant aux chercheurs de valeur de s’épanouir dans leurs activités de recherche. Les quelques politiques, comme Devaquet et Allègre, qui ont tenté ces dernières décennies de dépoussiérer le « mammouth » se sont heurtés à une opposition qui leur a été fatale. Mais c’était reculer pour moins bien sauter. Le problème de fond est toujours là, c’est un problème de structure.
Que proposez-vous ?
Il faut tout chambouler et notamment accepter l’idée d’un modèle sélectif : tout le monde ne peut pas faire ce métier, et parmi ceux qui le font, certains sont meilleurs que d’autres et leur travail doit être valorisé parce qu’il est le moteur des avancées techniques et conceptuelles dont toute la nation profitera. C’est un lourd investissement à 10-15 ans que de réformer cette structure décadente. Je rejoins en cela certaines des récentes propositions faites par 4 éminents scientifiques français dans un document intitule DU NERF !
Quant aux 2000 chercheurs français, il faut reconnaître que leur démission administrative paraît plutôt anodine aux yeux de mes collègues américains. J’avoue que, comme eux, je me pose des questions sur la valeur de ces démissions en masse. Car, après tout, les démissionnaires gardent leurs salaires pour maintenant ne plus rien faire puisqu’ils n’ont officiellement plus de tâches administratives. Un chercheur américain qui démissionne , c’est se retrouver à la rue, pas pour des manifs mais sans le sou…un tout autre monde. Ce doit être l’effet du décalage de pensée avec mon pays que j’ai quitté voilà 15 ans, il est possible, après tout, que ces démissions soient un bon moyen de pression sur le gouvernement.
Que pensez-vous du poids de la recherche fondamentale ?
La recherche fondamentale est indispensable au développement de la recherche appliquée et à la mise au point des produits que cette dernière genère. L’histoire du siècle dernier atteste clairement que l’abandon de la recherche fondamentale, pour quelques prétextes que ce soit (y compris le manque de productivité), conduit à un effondrement rapide des applications. Ce type de recherche alimente de fait toute la chaîne d’activités des universités et des entreprises qui sont axées sur le développement de produits nouveaux. Le problème que je vois dans l’interface recherche fondamentale/sphères décisionnelles, c’est qu’il est impossible de régenter la recherche fondamentale. Il faut donc permettre à des chercheurs brillants de se gratter la tête sur, a priori, n’importe quel projet. Cela n’est pas rentable à 5 ans mais plutôt à long terme et demeure, à mes yeux, indispensable à une nation qui ne souhaite pas sombrer dans une totale dépendance technique et conceptuelle auprès d’autres pays qui ont su préserver et fructifier leur recherche fondamentale.
Comment fonctionne le système aux Etats-Unis ?
Ici, vous êtes responsable de l’entreprise qu’est votre structure de recherche. La totalité du financement (y compris les salaires de tout le personnel) est assurée par des crédits provenant de fondations privées et/ou d’organismes nationaux (principalement le NIH ). Ces demandes de fonds sont conçues et écrites par le chef du laboratoire qui, si elles lui sont accordées, en assurera l’entière gestion. Dans cet exercice la flexibilité est à nouveau de mise. S’il est demandé de suivre initialement le projet prévu, il est aussi fortement conseillé de suivre des pistes plus attrayantes qui se révéleraient au cours des expériences. L’évaluation de la qualité de la recherche d’un groupe donné est faite sur le nombre et la qualité des publications scientifiques produites par le laboratoire.
Je ne voudrais cependant pas suggérer que ce système est idéal et doit être copié chez nous. Prétendre, comme certains de mes collègues l’on fait, que ce modèle puisse marcher en France, serait une profonde erreur car, encore une fois, il est basé sur la mentalité américaine qui est bien différente de la nôtre. De plus, il contient de nombreux aspects négatifs : Si, par exemple, je n’ai plus les fonds pour un projet donné, je dois me séparer des gens avec qui je travaillais sur ce projet. Je passe aussi mon temps à faire des demandes de fonds plutôt que de vraiment organiser ma recherche, tache que je dédie a quelqu’un d’autre dans mon groupe. On devient des administratifs de la science et non plus des scientifiques. J’ose espérer qu’il y ait quelque part un juste milieu entre le système obsolète français et l’hyper-sélectivité du modèle Américain.
Comment voyez-vous les Etats-Unis dans 50 ans ?
Je pense qu’ils auront une position moins hégémonique que maintenant mais seront toujours très influents. Sur la scène internationale, ils seront probablement davantage sur la réserve. Comme toujours, ils apprennent et s’adaptent.
Quels conseils donneriez-vous aux Français qui s’installent ?
Avant-tout : Just do it !! c’est bien vrai, dans la vie courante et professionnelle les Américains sont avant tout des Doers pas des Thinkers.
1er conseil : Apprendre l’anglais par immersion. Il est préférable de parler un anglais rudimentaire avec l’accent français que de faire la « patate chaude » et ne pas se faire comprendre du tout.
2ème conseil : il ne faut pas avoir peur de se présenter et de se mettre en valeur. Montrer en quoi on peut aider et être indispensable.
3ème conseil : Bien que tentant, surtout au début, essayer d’éviter de jouer à la « petite France » a l’étranger en ne se retrouvant uniquement qu’entre Français sans contact avec les Américains. L’immersion a des vertus insoupçonnées.