Daniel Chemla est venu il y a plus de vingt ans aux USA. Aujourd’hui franco-américain, il est professeur du département de physique de l’université de Berkeley et directeur du Advanced Light Source et du Materials Science Division au Lawrence Berkeley National Laboratory où il fait de la recherche sur les matériaux. Il est notamment membre de la National Academy of Sciences.
Pourquoi avez-vous souhaité vivre aux Etats-Unis?
J’ai fait ma thèse en Physique du Solide dans les laboratoires du Centre National d’Etudes des Télécommunications (CNET). Puis, j’ai travaillé au CNET pendant 13 ans. De chercheur, je suis passé chef de groupe puis chef de département. J’avais d’assez importantes responsabilités au Laboratoire de Bagneux, où nous avions des relations constantes et des échanges réguliers avec Bell Laboratories (qui à l’époque appartenaient à AT&T) sur la recherche télécom. En 1980, ils m’ont invité à passer l’été dans leurs laboratoires aux USA, puis ils m’ont invité une deuxième fois pour un an en 1981 et maintenant je suis aux Etats-Unis depuis 1981…
Qu’est ce qui vous a poussé à rester aux Etats-Unis?
Quand on fait de la recherche, on espère avoir un environnement qui vous soutient. Dès le début, les Bell Laboratories m’ont aidé à avoir mes visas, puis m’ont donné un environnement exceptionnel pour poursuivre mes recherches, publier et obtenir des brevets. En France, France Telecom a détruit le CNET de Bagneux, un joyau de la recherche européenne, et a dispersé des équipes de chercheurs de première classe internationale. Des décisions prisent par des bureaucrates, des gens qui après être passés par des grandes éecoles, comme l’X ou l’ENA, ne font plus grand chose de créatif après.
Quel a été votre parcours aux Etats-Unis?
J’ai passé une dizaine d’années à Bell Laboratories. Puis lorsque AT&T a été demantelée pour former les sept opérateurs, “Baby Bell”, et un fabricant d’equipement, AT&T, les laboratoires de recherche sont devenus beaucoup plus appliqués. A cette époque j’ai reçu plusieurs offres d’universités américaines dont l’Université de Californie à Berkeley qui m’a proposé un poste de Professeur dans le Département de Physique et de Directeur de la Division de Sciences des Materiaux au Lawrence Berkeley National Laboratory (LBNL), puis plus tard de Directeur de l’Advanced Light Source, une entité nationale pour l’utilisation du rayonnement synchrotron. C’est comme cela que je travaille à Berkeley depuis fin 1990.
Comment fonctionne le financement de la recherche aux US?
En ce qui concerne les Laboratoires Nationaux comme LBNL, il existe l’accord “Goco”, c’est-à-dire “Government Own Contracted Operated” par lequel le gouvernement américain finance les laboratories nationaux et demandent à des institutions scientifiques de les gérer. C’est ainsi que l’Université de Californie qui a neuf Campus universitaires, comme Berkeley, UCLA à Los Angeles, UCSF à San Francisco, UCSB à Santa Barbara etc, gèrent trois laboratories nationaux: Lawrence Berkeley National Laboratory, Los Alamos National Laboratory et Lawrence Livermore National Laboratory. Ceci assure à la fois une qualité scientifique de très haut niveau et un financement stable.
Que représente le Lawrence Berkeley Lab?
Historiquement, c’est le premier laboratoire national. A la fin des années 20, l’Université de Californie a donné à Lawrence un magnifique terrain sur la colline au dessus du Campus de Berkeley pour qu’il y construise ses premières “grandes machines”, cyclotrons et synchrotrons. Ce laboratoire, appelé à l’époque “The Radiation Lab”, fut donc officiellement fondé par Lawrence en 1931. Depuis le laboratoire a etendu ses domaines de recherche à la physique, la matière condensée, la chimie, les sciences de la vie et l’informatique. Son nom a été changé en l’honneur de son fondateur et il est maintenant appelé “Lawrence Berkeley National Laboratory”. Il est le siège de plusieurs entités nationales comme la source de lumière avancée (Advanced Light Source), le centre national de microscopie éléctronique (NCEM) et le centre de calcul scientifique National Energy Research Scientific Computing center (NERSC). Aujourd’hui, plus de 4000 personnes travaillent à LBNL.
Vous faites quelle type de recherche?
Il s’agit de recherche fondamentale sur le domaine des matériaux avancés en général et en particulier sur la nanoscience. On constate que la matière développe des propriétés très spéciales lorsque les échantillons ont des dimensions de l’ordre du nanomètre. Ils sont alors trop petits pour se comporter comme des solides mais trop grands pour se comporter comme des atomes ou des (petites ou moyennes) molécules.
Qu’est-ce que la nanoscience ?
Il s’agit de manipuler les propriétés physico-chimiques de matériaux de très petites dimensions. Pour donner un exemple de l’évolution de ce genre de recherche, considérons l’électronique qui a commencé avec des transistors de dimension presque macroscopiques, des fractions de millimètres, dans les années 50. Depuis on a miniaturisé ces transistors au point que les microprocesseurs actuels, comme les Pentium, contiennent des dizaines de millions de transistors de dimension de l’ordre de 150 nanomètres. En laboratoire on sait maintenant faire des transistors de Silicium de 20 nanomètres et qui fonctionnent toujours selons les lois de l’électronique actuelle. Donc d’ici une dizaine d’années nous aurons des processeurs comportant jusqu’à quelques milliards de transistors, qui permetteront de parler à sa machine à laver ou à sa voiture ou faire d’autres choses plus intéressantes. Au delà de cela, les propriétés du Silicium changent et on ne peut plus projeter simplement les échelles spatiales ou les techniques de fabrication. Certains aspects de notre recherche sont dirigés vers cet “au-delà” de l’électronique. Je dois mentionner que ceci est juste un exemple des problèmes fascinants que couvre la “Nanoscience”.
Quel est l’avenir de la nanoscience?
Depuis quelques années la nanoscience est un truc à la mode car les gens, et surtout les agences de financement de la recherche, commencent à comprendre les implications pratiques de ces travaux. Le potentiel est énorme, des progrès presque inimaginables il y a quelques années sont maintenant considérés possibles et ceci dans des domaines très variés: la catalyse, les photovoltaiques, l’optique, les matériaux pour applications chirurgicales, etc. Cependant il faut être prudent, il est vraisemblable que ce ne soit pas avant une bonne dizaine d’années, voire même plus tard, qu’on arrivera à des résultats pratiques. En France, bien que certains laboratoires soient bien avancés dans leur recherche, comme toujours les administratifs n’ont pas anticipé ces dévelopments.
Comment est le rythme de vos journées?
Ne me parlez pas de ma journée, il faut en parler à ma femme…Ici je ne travaille pas 35h par semaine mais plutôt 80h. J’ai pris 3 jours de vacances les 4 dernières années. Mais je ne me plains pas, je suis passioné par ce que je fais.
Qu’appréciez-vous aux Etats-Unis?
Le débat est beaucoup plus ouvert pour tous et surtout pour les scientifiques. Nous avons beaucoup plus de contacts avec les politiques et les décideurs fédéraux ou au niveau des Etats. Les relations sont plus étroites entre la société et les organismes scientifiques. Les scientifiques ont plus le droit à la parole. En France, de mon temps, c’était la porte fermée pour parler à des bureaucrates.
Aussi, ici on soutient les bonnes équipes. Quand les équipes ne sont plus productives, les contrats ne sont pas renouvelés. Les gens qui posent leur cul sur une chaise en prétendant faire de la recherche, on n’en trouve pas beaucoup ici.
Qu’est-ce que vous aimez moins?
Il est difficile de se faire de vrais amis, car les gens bougent beaucoup. Les problèmes de racisme restent importants dans certains Etats.
Quelles sont pour vous les principales caractéristiques de la société américaine?
La société est plus flexible et plus capable de se « réformer » rapidement. On est plus maître de son destin. En agissant, on peut changer les choses. Dans mon métier, il faut être capable de changer de direction sans demander la permission de bureaucrates, qui demanderont des années à donner une réponse.
Les choses changent à une énorme vitesse. La liberté de la presse est plus grande. Bien sûr il y a des journaux débils mais pas une monoculture. Quand je regarde la télévision française, j’ai l’impression que tout le monde a la même culture.
Percevez-vous le fait d’être Français comme un atout?
J’ai depuis une dizaine d’années la double nationalité Française et Américaine.
Cela n’a jamais posé de problèmes d’être français au Bell Laboratories. A Berkeley, travaillant sur des projets classés, le fait d’avoir aussi la nationalité américaine me facilite les choses. Je suis Français or j’occupe une position d’envergure nationale. Je ne pense pas qu’un «non citoyen» puisse faire pareil en France, en Allemagne ou ailleurs en Europe. La communauté scientifique aux USA est composée à près de 70% de personnes qui ne sont pas nées aux Etats-Unis.
Avez-vous rencontré des difficultés pour vous adapter aux Etats-Unis?
Non, aucune. Ma femme, qui est norvégienne, me dit qu’il lui a été bien plus facile d’être acceptée aux USA qu’en France.
Quels conseils donneriez-vous à ceux qui s’installent?
Il faut comprendre la société américaine le plus vite possible. C’est une société qui reconnaît le talent. Les grandes écoles n’existent pas ici. Bien sûr c’est bien de sortir de Harvard ou Berkeley et cela aide pour les 2 ou 3 premières années, après cela on vous demande ce que vous avez accompli. Et c’est ça qui est important.
D’ailleurs les Américains ne comprennent pas que l’école la plus prestigieuse en France (l’ENA) puisse être une école pour l’administration.